Mise à jour le 05/11/2010
Les Nuages de Magellan :les choses et les mots
Texte établi par Roland Laffitte
Les Nuages dits « de Magellan » sont deux galaxies naines proches de la Voie lactée et visibles à l’œil nu près du pôle antarctique. Le Grand Nuage est située dans les constellations Dorada et Mensa, le Petit dans celle du Tucana. La manière dont ils sont nommés par l’UAI (Union Astronomique Internationale) revient à attribuer à Fernão de Magalhães le mérite de leur découverte lors du voyage qu’il effectua autour du monde en 1919-1522. Mais, indépendamment du fait que ces objets célestes étaient déjà nommés par les populations des régions australes (voir à ce sujet le texte de Louis Massignon présenté ci-dessous, p. 2-3), et que de nombreuses références y furent faites avant les Temps modernes, le navigateur portugais ne fut pas le premier navigateur européen de la Renaissance à les voir. Partons donc à la découverte de l’histoire de l’observation du pôle antarctique par les voyageurs de l’hémisphère boréal.
I. La connaissance des Nuages dans l’aire méditerranéenne (au sens large) avant les grands voyageurs européens des Temps modernes
1. Teukros de Babylone L’astrologue babylonien conseillait au Ier siècle de notre ère, de : « regarder (pour guérir), le Pôle Sud lui-même, et les deux petits corps célestes à ses côtés tout en regardant Suhayl (= Canope) ». TEUKROS, d’après IBN WAHSHIYYA, Ahmad, Wujûd wa-hudûd, traduction, à partir de la version pahlavie perdue, du Tà paranatéllonta toîs dekanoîs ou “Les levers stellaires concomitants aux des décans” de Tanlkalûsha, forme orientale du nom de Teukros, cité par Al-Kashnawî, Muhammad, Kitâb al-Durr al-manzhûm, p. 155, d’après cité par MASSIGNON, p. 20. Voir également NALLINO, Carlo Alfonso, ‘Ilm al-Falak, Frankfurt am Main : Institut für Geschichte der arabisch-islamischen Wissenschaft an der Johann Wolfgang Goethe-Universität, 1999, p. 193 et ss.
2. cAbd al-Rahmân al-Sûfî
En fait, les Nuages étaient déjà repérés depuis longtemps. C'est ainsi que l’astronome persan cAbd al-Rahmân al-Sûfî en témoigne dans son célèbre Kitâb al-kawâkib al-thâbita ou « Traité des figures d’étoiles fixes » écrit en 964 : « Les gens croient que les pieds de Suhayl (= Canope) sont au-dessous de Suhayl, et qu’il y a au-dessous des pieds de Suhayl quelques étoiles luisantes et blanches qui ne sont vu ni en Irâq ni dans le Najd (soit en Arabie centrale) et que les habitants de Tihâmat (en Arabie septentrionale) nomment al-Baqar, “les Vaches”. De ces étoiles, ni on ne sait si cela est vrai ou faux. » AL-ṢŪFĪ, cAbd al-Raḥmān Abū l-Ḥusayn b. cUmar, Kitāb Ṣuwar al-kawākib al-ṯābita, dans SCHJELLERUP, Hans Karl Frederik Christian, Description des étoiles fixes […], Saint-Pétersburg : Eggers et Cie, 1874, reproduit dans SEZGIN, Fuat, Islamic mathematics and Astronomy, vol. XXVI, Frankfurt am Main : Institut für Geschichte der arabisch-islamischen Wissenschaft an der Johann Wolfgang Goethe-Universität, 1997.
3. Al-Yaqût al-Hamawî al-Rûmî
Le géographe syrien donne, dans son Mu’jam al-buldân ou « Dictionnaire des pays » écrit dans les années 1210-1220, la description qui suit concernant le Bahr al-Zanj ou Océan Indien : « [...] Plusieurs d’entre eux qui ont visité [les nombreuses îles] de ces pays disent que les habitants voient le Pôle Sud très haut [sur l’horizon], au point d’être près du milieu du ciel, et Suhayl (= Canope) de même. Jamais ils ne voient al-Juday (= Polaris) et le Pôle Nord, ni Banât Na‘sh (= la Grande Ourse). Mais ils voient dans le ciel une chose, ou comme de la dimentsion et volume de la Lune, et comme une arche [taqâ] dans le ciel, ou comme un fragment de nuage blanc; il ne s’occulte jamais, et ne bouge pas des son lieu. J’ai questionné plusieurs témoins, et ils ont été d’accord sur ce que je viens de rapporter, dans sa forme et dans son sens. Cette chose a reçu un nom dont je ne me souviens pas actuellement. » AL-YAQÛT AL-HAMAWÎ AL-RŪMĪ, Shihâb al-Dîn, Mu’jam al-buldân, 5 vol., Beyrouth : Dâr Sadr, 1955-1957, t. I, p. 501-502. Commentaires : * Louis Massignon qui rapporte ce passage traduit à tord al-Jady par « Capricorne » (voir p. 21), ce qui n’a aucun sens dans ce passage du fait que les habitants des régions australes voient parfaitement bien la constellation du Capricorne du fait qu’elle est située sur l’écliptique, avec al-Jady ou al-Juday « le Chevreau », qui est le nom arabe de la Polaire. * On note qu’Al-Yaqût utilise mot sahâb, « nuage », pour les corps célestes du Pôle Sud quand Al-Sûfî n’employait que le terme générique kawkab qui s’applique en arabe à tout « corps céleste », qu’il s’agisse d’une « étoile », d’une « planète », voire d’un « météorite ». Al-Sûfî connaissait pourtant ce terme puisqu’il écrivait latkha salâbiyya, littéralement « fragment nuageux » pour parler de la nébuleuse d'Andromède, soit M 31 (Nebula Andromeda),
4. Marco Polo et les marins chinois
Le médecin, astrologue et philosophe italien Pietro d’Abano, qui a person-nellement connu Marco Polo rapporte des faits qui ne sont pas consignés dans le Devisement du monde du célèbre voyageur :
D’ABANO, Pietro, dans YULE, Henry, The Book of Ser Marco Polo the Venitian, 2 vol., London : John Murray, 1871-1903, t. I, p. cxliii.
Commentaires : * Ainsi que l’indique Louis Massignon, le croquis pris par Marco Polo en 1285 à Sumatra présente les deux Nuages indiqués par des stries et liés par un trait figurant un dragon. * « C’est de cet endroit, poursuit Pietro d’Abano, que l’on exporte du camphre, du bois d’aloes et de la noix du brésil. Il dit que la chaleur y est intense, et que les habitants peu nombreux. Et de tout cela, il faut témoin dans une certaine île où il arriva par la mer. Il me dit aussi qu’il y a en ce lieu des hommes sauvages et certains grand béliers qui ont une laine très épaisse et raide qui ressemblent aux soies de nos porcs ». Selon Henry Yule, ce passage contient des points omis par le livre de Marco Polo mais implique que le dessin est de lui. L’île est bien sûr Sumatra [...] », voir YULE, Henry, t. I, p. cxliii., note de bas de page. * Il ressort du récit de Marco Polo et notamment des digressions qu’il fait au début de son « Livre de l’Inde » que son voyage à Sumatra s’est effectué grâce à des jonques chinoises et à des pilotes chinois. POLO, Marco, Le devisement du monde – Le livre des merveilles, texte établi par Arthur-Christopher Moule et Paul Pelliot, version française de Louis Hambis, 2 vol., Paris : La Découverte, 2004, CLIX & s., t. II, p. 393 et ss. * Il est cependant à noter que les catalogues chinois anciens ne semblent pas noter les Nuages. C’est ainsi que l’étoile la plus méridionale indiquée dans le Jiu tang shu tian wen zhi ou « Traité d’astronomie de la vieille histoire des Tang » donne encore comme l’étoile la plus méridionale Laoren, « le Vieillard », qui correspond à Alpha Carinae, soit Canope / Suhayl. SUN, Xiachun & KISTEMAKER, Jacob, The Chinese Sky During the Han, Leiden ‒ New York ‒ Köln : Brill, 1997, p. 29. * Il semble bien que les fameux Nuages ne soient indiqués par les astronomes chinois qu’en conséquence de l’intégration des éléments sur les mers australes fournies avec l’arrivée des jésuites. Cela n’empêche pas toutefois que les marins chinois connaissaient utilisaient les Nuages.
3. Le navigateur arabe Ahmad al-Najdî Ibn Majîd La légende veut que le cartographe et navigateur Ibn Majîd, originaire de la région aujourd'hui connue sous le nom de Ras al-Khayma dans les Émirats Arabes Unis, servit de pilote à Vasco de Gama de la côte du Mozambique à Calicut. Il est en revanche certain qu'on lui doit un traité nautique écrit entre 1460 et 1480 dans lequel nous lisons : « Pour ce qui concerne les deux pôles, ils n’ont pas d’étoiles mais le pôle sud présente deux nuages pour qui atteint l’équateur ». * IBN MAJÎD, Ahmad al-Najdî, Kitâb al-Fawâ’d fî usûl al-bahr wa-l-qawâ'd, ou Livre des Instructions Choses utiles à la navigation, ms Paris, BnF, ar. 2292, Al-Fâ’ida al-râbica / Quatrième instruction, fol. 123v, l. 2-3, dans édition arabe : FERRAND, Gabriel, Instructions nautiques et routiers arabes et portugais des XVe et XVIe siècles, 2 vol., Paris : Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1921-1923, p. 28 ; dans traduction anglaise: TIBBETTS, G. R., Arab Navigation in the Indian Ocean before the Coming of the Portuguese, London : The Royal Society of Great Britain, and Ireland, 1981, p. 124..
II. Les voyageurs européens des Temps modernes
1. Vicente Yañez Pinzon L’humaniste et historien de la cour d’Espagne d’origine italienne Pietro Martire d’Anghiera, rapporte en 1516 les propos des marins de Vicente Yañez Pinzon, le commandant de la Niña dans l'expédition de Christophe Colomb, qui firent avec lui l’expédition de 1499 :
« Quand je leur demandais s'ils avaient vu ils ont vu
l’étoile polaire australe, ils dirent qu’ils n'avaient vu
aucune étoile ressemblant à l’étoile polaire de notre
hémisphère, mais qu’il virent des étoiles entièrement
différentes et, suspendu haut sur l’horizon, une sorte de
vapeur épaisse qui cachait la vue. Ils croient que la partie
moyenne du globe s’élève vers une crête et que l’étoile
antarctique est perceptible après que cette élévation soit
passée. En tout cas, ils ont vu des constellations
entièrement différentes de celles de notre hémisphère ». D’ANGHERA, Pietro Martire, De Orbe Novo, Vol. 1 : The Eight Decades, édité par Hancock, Harrie Irving, cf. http://infomotions.com/etexts/gutenberg/dirs/1/2/4/2/12425/12425.htm.
2. Amerigo Vespucci Quinze années plus tôt encore, Amerigo Vespucci évoquait, dans une lettre relatant son son voyage dans la Baie de Rio et en Patagonie en 1501 :
3. Andrea Corsali Antonio Pigafetta eut en fait, à l’époque des grandes découvertes, plusieurs prédécesseurs.
4. Antonio Pigafetta L’identification formelle des deux galaxies naines est souvent attribuée au navigateur et chroniqueur italien à Antonio Pigafetta qui écrivait ce qui suit, dans sa relation du voyage autour du monde de Fernão de Magalhães en janvier 1521 : « Le pôle Antarctique n’est pas tant étoilé comme est l’Arctique. Car on y voit plusieurs étoiles petites congrégées ensemble, qui sont en guise de deux nues un peu séparées l’une de l’autre, et un peu offusquées, au milieu desquelles sont deux étoiles non trop grandes ni moult reluisantes et qui petitement se meuvent ». PIGAFETTA, Antonio, dans DE CASTRO, Xavier, Le voyage de Magellan (1519-1522) : la relation d'Antonio Pigafetta & autres témoignages, édité en collaboration avec Jocelyne Hamon & Luís Filipe Thomaz, Paris : Chandeigne, 2007, ch. III, p. 117.
III. L’entrée des Nuages dans les atlas et catalogues modernes
PLANCIUS, Petrus, Globe céleste de 1589, conservé au National Maritime Museum, Londres, dans DEKKER, Elly & VAN DER KROGT, Peter, Globes from the Western World, London : Zwemmer, 1993, p. 201.
Si l’on s’en tient aux propos de Richard H. Allen, l’astronome américaine Maria Mitchell aurait utilisé l’expression Magellanic patches, c’est-à-dire « les taches [lumineuses] de Magellan ».
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