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 Mise à jour le 09/11/2010

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Le rayonnement

de l’astronomie arabe classique

et son legs scientifique et culturel

 

Ce texte est le compte rendu de la conférence donnée sur ce thème par Roland Laffitte

dans le cadre de l’année consacrée à Kairouan capitale de la culture islamique tenue à

la Cité des Sciences, Tunis, le 25 décembre 2009.

S’il est un domaine où le Monde arabe et islamique a donné un fort élan à la connaissance humaine, c’est bien l’astronomie. On ne fait d’ailleurs pas aujourd’hui l’histoire de cette science sans évoquer un instrument qui lui sert d’emblème et ramène plus précisément à sa période arabe, à savoir l’astrolabe (voir Figure 1, ci-contre).

 

Figure 1 : L’astrolabe d’Abû Bakr b. Yûsuf, XIIIe siècle.

 

La participation de Kairouan à l’astronomie arabe

Kairouan, important centre intellectuel aux époques aghlabide, fatimide et ziride, se devait de participer au grand mouvement de la science astronomique à l’époque classique. Nous pouvons évoquer quelques grandes figures kairouanaises qui en furent partie prenante.

Né à Kairouan, fin VIIIe siècle, Ismâ‘îl b. Yûsuf al-Munajjim étudie en Iraq et en Syrie à une époque où Thābit b. Qurra est encore vivant. Il est réputé avoir consulté les astres pour l’émir aghlabide Ibrâhîm II et meurt à Cordoue au début du IXe siècle.

Élève de Išhāq b. Sulaymān al-Isrâ’īlī, Abû Sahl Dunash al-Qayrawânî, médecin de la cour et pionnier de la philologie hébraïque, est aussi l’auteur d’une œuvre astronomique intéressante. On lui doit notamment un traité d’astronomie commandé par le calife fatimide Ismâ‘îl al-Mansûr, vers 950, qui contient une critique de l’astrologie, et un traité de présentation de cette science à la demande Hasday b. Ishhâq b. Shaprût, qui traite des sphères, du calcul astronomique et de la course des étoiles.

Le plus connu de tous les astronomes kairouanais est incontestablement Abû l-Hasan b. Abî l-Rijâl. Né à Cordoue à la fin Xe siècle et mort à Kairouan en 1035, il assiste Abû Sahl al-Qûhî lors des observations faites à la demande de Sharaf al-Dawla en 989, sert ensuite comme secrétaire l’émir ziride Bâdîs et enfin comme précepteur de son fils Al-Mu‘izz. Auteur d’un traité d’astronomie intitulé al-uqâd wa-bayân al-rasd, il est surtout célèbre pour son Kitâb al-bâri‘ fî ahkâm an-nujûm, qui sera traduit d’abord en langue commune castillane par Yehûdâ ben Moshe puis, de là, en latin par Gilles de Thébaldes et enfin du latin en français par un auteur anonyme avant 1324 sous le titre Livre du jugement des étoiles.

Il faut enfin citer et Ibn Ishhâq al-Tamîmî, présenté par Ibn Khaldûn comme astronome réputé au Maghreb. Il est l’auteur en 1218 de Tables astronomiques s’appuyant en particulier sur les travaux d’Al-Zarqâluh, datant du milieu du XIe siècle, et ceux d’Ibn al-Kammâd au siècle suivant. Ses travaux seront intégrés dans les Tables astronomiques d’Ibn al-Bannâ al-Marrakûshî (1321) dont il apparaît donc comme le précurseur.

Avec de tels hommes, Kairouan a bien apporté sa pierre à l’édifice de la science astronomique à l’âge d’or de la civilisation arabe.

 

La contribution de l’astronomie arabe au savoir universel

 

L’astronomie arabe est encore victime de préjugés très répandus et extrêmement tenaces.

Le premier est qu’entre Ptolémée et Copernic, il ne s’est rien passé. Une concession faite aux astronomes de langue arabe est qu’ils ont cependant transmis l’Almageste. Notons qu’il est difficile de faire autrement étant donné que la Grande composition mathématique du célèbre savant hellénistique est connue sous son nom arabe…

Un second préjugé est que l’astronomie arabe est déterminée par la religion islamique. Version optimiste de cette affirmation : les progrès apportés par l’astronomie arabe répondent aux besoins de la religion islamique.

Une thèse caricaturale enfin, notamment servie par un historien qui vient de se rendre célèbre, à la manière d’Érostrate, par sa négation de l’importance des apports du Monde arabe et islamique dans la chaîne des progrès de la civilisation humaine, Sylvain Gougenheim : ce que l’on appelle astronomie arabe ne serait, selon lui, en fait que l’astrologie…

En réalité, les siècles d’or de la civilisation arabe et islamique sont responsables de progrès significatifs de la science astronomique dans tous les domaines, qu’il s’agisse du perfectionnement des instruments mathématiques, de l’observation ou de l’élaboration de la méthode scientifique et de la théorie astronomique modernes.

L’astronomie grecque est réputée avoir replacé les observations faites par l’astronomie mésopotamienne dans le cadre d’une magnifique construction géométrique. Cela représente en effet un pas gigantesque dans l’histoire des sciences dans la mesure où cette démarche permet une modélisation des phénomènes naturels. On ne doit toutefois pas cacher que l’astronomie grecque s’est davantage attachée à faire correspondre les faits à un modèle abstrait découlant d’un l’idéal philosophique – le monde fait de sphères concentriques et géocentriques – que de soumettre ce modèle à la sanction des faits.

Ce pas une fois accompli, c’est à la validation de la théorie par l’observation des phénomènes physiques que s’attache d’emblée l’astronomie arabe. Une telle préoccupation exige la mise au point d’instruments mathématiques plus précis : c’est ce qui est fait avec quantité d’instruments comme le globe, la sphère armillaire et les horloges astronomiques, d’instruments nouveaux comme des instruments de visée muraux, notamment les quadrants et les sextants, etc., ce à quoi il faut ajouter la création de nombreux observatoires bien équipés où l’échange entre savants venus de tous les horizons du Monde islamique est de nature à stimuler profondément la recherche.

Bien qu’il soit essentiellement un instrument de démonstration plutôt qu’un instrument de mesure, l’astrolabe apparaît comme symbolique de l’astronomie arabe : probablement conçu à la fin de la période hellénique avec Théon d’Alexandrie, il est transmis à la science arabe par le biais traité du Byzantin Jean Philopon, daté du VIe siècle, puis celui du Syriaque Sévère Sebokht, écrit vers 660. Pris en mains à Baghdâd par Al-Fazârî, l’instrument est l’objet de multiples perfection-nements, notamment dus à Al-Khwarizmî et à son contemporain Al-Farghânî dans la première moitié du IXe siècle. Grâce aux différents cercles de projection stéréographique inscrits sur des disques correspondant à chaque latitude et à des tables gravées sur le dos de l’instrument, l’astrolabe parvient à maturité et devient ainsi un véritable calculateur universel. Il permet d’obtenir l’heure de jour comme de nuit, la latitude d’un lieu, la direction de la Mecque, la hauteur d’un bâtiment ou d’une montagne, la profondeur d’un puits, etc. Il est en quelque sorte l’ordinateur de poche du Moyen-Âge.

L’ampleur et la minutie de ces observations permettent la vérification de toutes les données fournies par Ptolémée et une précision accrue des mesures des phénomènes astronomiques : coordonnées et magnitudes des étoiles fixes, calcul de l’obliquité de l’écliptique et de la précession des équinoxes, orbites du soleil, de la lune et des cinq planètes, etc. Nous voyons bien, avec ces exemples, que nous sommes loin des préoccupations religieuses qui sont en revanche présentes, il va de soi, dans le calcul de l’inclinaison de La Mecque. La vérité est que les savants du Monde arabe et islamique assument l’ensemble de l’héritage de leurs prédécesseurs, qu’ils soient grecs, indiens ou perses. Et ils prennent notamment appui sur une œuvre de synthèse admirable déjà réalisée par les savants syriaques et persans, travail qui se poursuit d’ailleurs avec eux et que ces derniers accomplissent désormais dans le cadre de la civilisation arabe et islamique qui intègre leurs contributions de façon tout à fait naturelle.

Ces riches matériaux sont consignés dans d’innombrables zîj-s ou tables astronomiques qui, comme celles d’Al-Battânî ou d’Al-Sûfî pour le Machreq, de Maslama al-Majrîtî et d’Al-Zarqâluh pour Al-Andalus. Ils donneront également lieu à de nombreux traités qui conserveront leur réputation en Europe jusqu’à la Renaissance où les fameuses Tables alphonsines, établies à Tolède par Alphonse X à partir de tables andalouses, connaîtront, grâce à l’imprimerie, un succès de librairie sans précédent, et ne commenceront à être dépassés qu’après l’utilisation de la lunette astronomique par Galilée.

Du point de vue théorique, les astronomes arabes donnent à la critique de l’astrologie un contenu solide d’un double point : religieux et scientifique, ce dernier point étant magnifiquement argumenté par Ibn Sîna dans sa Risâla fî ibtâl al-nujûm.

Ils introduisent également des méthodes révolutionnaires dans la théorie astronomique comme la mathématisation des raisonnements astronomiques avec Thâbit b. Qurra et Al-Bîrûnî, l’introduction de la géométrie sphérique et surtout la trigonométrie sphérique avec ‘Umar Khayâm et Nasr al-Dîn al-Tûsî. Surtout, la précision de leurs observations et leur profonde curiosité leur fait atteindre en maints domaines les limites du système ptolémaïque de représentation qu’ils se trouvent contraints de contester. Et cela non seulement du point de vue philosophique comme le prouvent les écrits d’Al-Kindî ou d’Ibn Rushd par exemple, mais surtout du point de vue physique ainsi que cela ressort d’une longue suite de travaux, depuis Thâbit b. Qurra jusqu’à Ibn al-Shâtir en passant par Ibn al-Haytham.

C’est toutefois avec l’école de Marâgha, ville située près de Tabrîz dans l’Iran actuel, où Hülegü fait construire en 1259 un grand observatoire et où travailleront notamment Nasr al-Dîn al-Tûsî vers 1260-1274, et Ibn al-Shâtir un demi siècle plus tard, que l’astronomique arabe et islamique atteint les sommets. On notera que le fameux couple d’Al-Tûsî, qui élimine l’équant imaginé par Ptolémée, simplifie considérablement le modèle planétaire classique. Or, comme cela apparaît sur les Figures 2 et 3, ce schéma est repris tel quel par Copernic avec une simple latinisation des lettres arabes, ce qui est encore confirmé par la lecture fautive du zây par F., ainsi que l’a souligné l’historien de l’astronomie arabe George Saliba.

Nicolas Copernic reprend également, en 1543, le modèle terre-lune-soleil d’Ibn al-Shâtir qui, en 1375, simplifie grandement celui de Ptolémée en utilisant le couple d’Al-Tûsî, mais en le centrant sur le soleil et non plus sur la terre. Nous ne savons pas comment Copernic a pu avoir accès à ces documents, mais la proximité des modèles astronomiques est telle que le grand mathématicien et historien des sciences que fut Otto Neugebauer a pu l’appeler « le dernier membre de l’école de Marâgha »...

Figure 2 : Nasr al-Dîn Al-Tûsî

Figure 3 : Copernic

Bien des hypothèses seront abordées par l’astronomie arabe, comme par exemple le déplacement des planètes sur des orbites au lieu d’être, dans la théorie ptolémaïque, clouées sur des sphères rigides, ou la gravité de la terre et des corps célestes, etc. Ces hypothèses seront reprises, souvent de manière indépendante, par l’astronomie européenne quelques siècles plus tard mais les données de l’époque ne permettent pas encore de trancher en leur faveur. Si l’on en veut un exemple, il suffit de considérer comment Al-Bîrûnî évoque l’hypothèse de la rotation de la terre sur elle-même soutenue, au VIe siècle, l’Indien Âryabhata. Comme le rappelle l’historien des sciences Régis Morelon, Al-Bîrûnî expose cette hypothèse qu’il ne retient d’ailleurs pas en se fondant sur un raisonnement théorique, mais il note surtout qu’elle ne modifie pas les résultats donnés par les tables astronomiques pour le repérage des positions des astres dans le ciel. Bref : l’expérience ne permet pas encore de trancher. Il est vrai que pour faire la démonstration scientifique de la rotation de la terre sur elle-même, déjà envisagée dans l’Antiquité notamment par Héraclide du Pont au IVe siècle av. J.-C., et reprise par Copernic, il faudra attendre qu’en 1851, Léon Foucault dispose son pendule sous le dôme du Panthéon … Nous avons là un témoignage significatif de la qualité de la méthode atteinte par l’astronomie arabe et islamique, laquelle jette effectivement les bases de la science expérimentale telle que la connaissons de nos jours.

 

L’héritage culturel contemporain

 

Depuis la révolution copernicienne, le temps a passé. L’astronomie à l’œil nu appartient désormais à l’archéologie de la science. Mais le legs historique de l’astronomie arabe et islamique est toujours actuel. Nous pouvons le rencontrer quotidiennement dans les termes d’astronomie, souvent passés mots dans le vocabulaire courants (voir Tableau I).

 

Tableau I : Quelques termes d’astronomie d’origine arabe

 

français

arabe

Almageste

zénith

azimut

nadir

almicantarat

alidade

[الكتاب] المجسطي

السمت [على الرأس]

 السموت

نظير[السمت على الرأس] 

المقنطرة 

العضادة        

Kitâb al-Majisṭî

al-samt [alâ l- ra’s]

al-sumût

nazhîr [al-samt]

 al-muqantarât

al-idhâda

le Grand [Livre]

le chemin [au-dessus de la tête]

les chemins

[le chemin à] l’opposé [du zénith]

les arcs

la règle

Cet héritage est aussi manifeste dans les noms d’étoiles, particulièrement prisés par les astronomes amateurs à l’échelle internationale. Deux tiers de ces noms sont en effet d’origine arabe, comme le montre le Tableau II qui présente les noms des 13 étoiles les plus brillantes du ciel.

 

Tableau II : Noms des 13 étoiles les plus brillantes du ciel

 

rang

nom usuel

autre nom

nom arabe

1

Sirius

Ashère

الشعرى

2

Canopus

Suhel

سهيل

3

Rigil Kent

-

رجل قنط[وروس]

4

Arcturus

Alramech

[السمك] الرامح

5

Véga

-

[النسر] الواقع

6

Capella

Alhajoth

العيوق

7

Rigel

-

رجل [الجبار]

8

Procyon

Algomeisa

الغميصة

9

Achernar

-

أخر النهر

10

Agena

Hadar

هضارِ

11

Altaïr

-

[النسر] الطائر

12

Bételgeuse

-

يد الجوزاء

13

Aldébaran

-

الدبران

N.B. Les noms d’origine arabe sont écrits en caractères bleus et gras.

Cependant, du fait que les astronomes arabes ont repris le formatage du ciel effectué par les Grecs et notamment les constellations de ces derniers, ils se sont contentés d’inscrire leurs propres noms d’étoiles dans le cadre ainsi fourni sans livrer d’images des figures nées de leur propre imaginaire.

Figure 4 : Une représentation moderne d’Al-Thurayâ

Présenter de telles images n’est pourtant pas impossible si l’on suit les descriptions qu’en donne par exemple ‘Abd al-Rahmân al-Sûfî dans son Kitâb suwar al-kawâkib al-thâbita (voir Figure 4) et constitue un réel enrichissement culturel dont il serait dommage de se priver.

 

À voir :

LAFFITTE, Roland, Des Noms arabes pour les étoiles, Paris : Geuthner, 2001 et 2006.

RASHED, Roshdi (sous la direction de), avec la collaboration de Régis MORELON, Histoire des Sciences arabes. 1. Astronomie théorique et appliquée, Paris : Seuil, 1997.

SALIBA, George, A History of Arabic Astronomy : Planetary Theories During the Golden Age of Islam, New York : University Press, 1994.

 

 

 

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